Alors que le port du masque se généralise, les personnes sourdes, pour qui la lecture sur les lèvres est souvent nécessaire, s’inquiètent d’un risque d’isolement. Si des solutions inclusives sont étudiées, elles ne pourront remédier à ces difficultés qu’à condition d’être portées par le plus grand nombre.
Étienne Bernard, mathématicien à l’École des Ponts, a été frappé d’une soudaine envie de pizza, hier soir. Dans le restaurant, où il commande à emporter, la serveuse est masquée : « Elle me faisait la conversation, se plaignait visiblement. Je ne comprenais rien et je n’osais pas lui dire. » Le trentenaire est sourd profond de naissance, et se qualifie d’« oraliste », c’est-à-dire qu’il communique essentiellement de manière orale, en lisant sur les lèvres, et non en langue des signes française (LSF).
Des complications dans la vie privée et professionnelle
Depuis que le port du masque se généralise, il témoigne, à l’instar de nombreux autres individus sourds ou malentendants, de difficultés croissantes. « Le handicap de la surdité augmente de façon considérable, pour les déplacements, les magasins, la compréhension dans la rue », indique l’Association nationale pour la Langue Parlée Complétée, qui promeut le code LPC, soit la lecture labiale accompagnée de gestes de la main.
« J’ai emmené ma chienne chez le vétérinaire et l’échange était vraiment difficile. Il a fini par écrire sur une feuille ce qu’il essayait de m’expliquer », raconte ainsi Nathalie Tuccillo, DRH dans un cabinet de conseil et sourde depuis l’âge de 1 an. D’autres encore rapportent des situations à risque de contamination exacerbé, du fait de leur handicap, à l’image de Jean-François Kaczmarek, cadre télécoms et atteint de surdité depuis la naissance, qui relate : « Ma pharmacienne a dû ôter son masque pour que je la comprenne ! »
D’après une étude publiée en 2014, seules 283 000 personnes utilisaient la LSF en 2008. Les individus sourds eux-mêmes ne « signent » pas tous : les « devenus-sourds », qui s’opposent aux sourds de naissance, privilégient souvent la seule lecture labiale. « Sans voir les lèvres de la personne qui nous parle, c’est comme si nous perdions un sens supplémentaire », analyse Nathalie Tuccillo. « Les expressions faciales sont particulièrement ancrées dans la culture sourde, pour comprendre la joie, la tristesse ou le danger par exemple », ajoute Jean-François Kaczmarek.
Bientôt des masques inclusifs ?
Outre l’espace public, les lieux de sociabilité et l’entreprise deviennent sources de nouvelles difficultés. « J’appréhende le moment où les réunions de travail” in vivo” reprendront. En temps ordinaire, je peux lire sur les notes de mes voisins et éventuellement leur demander conseil. Si on doit tous porter un masque, je serai obligé de refuser », regrette Étienne Bernard. Il ajoute que si les cafés rouvrent, et que le masque y devient obligatoire, il ne s’y rendra pas et devra par conséquent renoncer « aux moments entre amis ».
Face aux risques d’isolement et de discrimination des quelque 7 millions de Français qui déclarent une déficience auditive - dont 182 000 de sourds sévères -, la Secrétaire d’État au Handicap, Sophie Cluzel, a indiqué le 29 avril sur Twitter « expertiser » les solutions proposées par le Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH), à savoir des visières et masques à fenêtres. De tels matériels adaptés ont d’ores et déjà fleuri à l’étranger, en Allemagne ou en Indonésie notamment. Et en France, une jeune Toulousaine a lancé, le 8 avril dernier, une cagnotte pour produire des « masques inclusifs ». Elle a déjà récolté plus de 17 000 €.
Reste que pour être efficace, ces masques devront être portés à grande échelle : les individus sourds n’en ayant pas tant besoin pour eux-mêmes, que pour leurs interlocuteurs. « Les masques inclusifs sont préférables aux masques actuels, mais ils ne remédieront pas aux difficultés de communication, nuance la Fédération nationale des sourds de France. Nous recommandons plutôt que la population soit sensibilisée à la surdité et apprenne les bases de la LSF.