Le «cripping up», ou le malaise des handicapés joués par des valides à l'écran

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Les rôles de personnages handicapés joués par des acteurs et actrices valides s'attirent les foudres des militants anti-validisme, qui dénoncent une invisibilisation.

Article de Slate.fr, 14/12/2020

«Parce qu'être acteur c'est un métier.» Interpellé sur son choix d'engager des acteurs et actrices valides pour incarner des personnages handicapés dans son premier film derrière la caméra, Franck Dubosc essaie d'évacuer la polémique en un revers de tweet. Dans les cercles anti-validistes, l'argument avancé par le réalisateur de Tout le monde debout ne convainc pas.

Pour ces militants qui dénoncent un système de discrimination promouvant les valides comme la norme, cette réponse ne peut suffire dans une société où l'égalité des chances n'est pas acquise. «On pourrait peut-être envisager les choses ainsi le jour où des jeunes handicapés qui veulent devenir acteurs ou actrices ne trouveront pas d'obstacles, de toute sorte, pour y parvenir. Mais on n'en est pas là», souligne Elena Chamorro.

Cocréatrice du Collectif lutte et handicaps pour l'égalité et l'émancipation (CLHEE), elle estime que Tout le monde debout est l'illustration parfaite du cripping up, c'est-à-dire le fait de faire jouer un rôle de handicapé à un valide. Venu des États-Unis, ce terme peine à se propager en France, pays où le niveau d'inclusion est, pourtant, encore faible.

«On a vu le tollé déclenché par le fait que Bryan Cranston, acteur valide, joue le rôle d'un homme tétraplégique dans le remake américain d'Intouchables, cite en exemple Elena Chamorro. On ne peut pas comparer la France et les États-Unis quant à la conscientisation sur le validisme, mais nous essayons d'avancer.»

 

Invisibles à l'écran

Loin d'être un ensemble marginal dans la société française, les personnes en situation de handicap –au moins 12 millions en France– sont pratiquement invisibles à la télévision. Dans son rapport de 2019 sur la représentation du handicap à l'antenne, le CSA constate que «seulement 0,7% du total des personnes indexées sont perçues comme handicapées». Pire, rapport après rapport, la situation ne s'améliore pas vraiment.

Pour dénoncer l'ampleur de cette mise à l'écart, Marina Carlos, militante anti-validiste et autrice du livre Je vais m'arranger, a créé le test DisRep (pour disability representation). Le but? Souligner la diversité de la représentation des personnes handicapées en trouvant des films ou des séries dans lesquelles il existe au moins un personnage handicapé joué par une personne handicapée qui n'est un homme cisgenre, blanc et hétérosexuel, et dont l'histoire n'est pas centrée autour de son handicap.

Dernier critère, ce personnage ne doit pas subir de blagues moqueuses, ni utiliser l'autodérision pour se faire accepter. «Bonne chance pour en trouver beaucoup!», conclut Marina Carlos.

Le handicap, une machine à Oscars?

Longtemps toléré dans le cinéma, le blackface n'est aujourd'hui plus le bienvenu. Difficile d'imaginer un acteur ou une actrice se noircir le visage pour incarner un personnage de fiction noir sans que cela n'entraîne une réaction en chaîne. Choisir un acteur ou une actrice valide pour jouer un personnage handicapé ne provoque pas, encore, le même rejet.

Mais si on n'accepte plus le blacking up, pourquoi tolère-t-on le cripping up? Le problème avec ce dernier, c'est «justement, qu'il ne pose pas problème, estime Elena Chamorro. Cela révèle que la domination des personnes handicapées est naturalisée.»

«Le jeu de ces acteurs est fréquemment mauvais, grossier et irréaliste. Souvent, les personnes handicapées en rigolent.»
Elena Chamorro, cocréatrice du Collectif lutte et handicaps pour l'égalité et l'émancipation

Jouer un personnage en situation de handicap quand on est un·e interprète valide est même récompensé. «Ce sont des rôles à Oscars», rappelle Marina Carlos. Devinette: quel est le point commun entre Daniel Day-Lewis, Dustin Hoffman et Eddie Redmayne? Réponse: ces trois comédiens ont gagné l'Oscar du meilleur acteur en interprétant un personnage handicapé.

Pour expliquer ces récompenses, Elena Chamorro, sa consœur du CLHEE, estime que le cinéma joue sur le pathos: «Ça tient au fait que dès qu'on approche la thématique du handicap, on déclenche le mécanisme, bien modelé culturellement, de l'émotion. Pourtant, le jeu de ces acteurs est fréquemment mauvais, grossier et irréaliste. Souvent, les personnes handicapées en rigolent.»

Pour remédier à cette invisibilisation, l'Académie a décidé qu'à partir de 2024, les productions candidates à la récompense du meilleur film devront respecter certains critères de diversité, dont l'intégration de personnes en situation de handicap au casting ou dans l'équipe de tournage. «Ça va dans le bon sens, mais ça ne doit pas seulement servir à donner une bonne image de la cérémonie. Pour que ça change profondément, il faut également que les membres du jury reflètent cette diversité», prévient Marina Carlos.

«J'ai même vu un réalisateur dire dans une émission qu'il n'y avait pas d'acteurs handicapés.»
Adda Abdelli, acteur

«On entend dire que si on choisit un acteur valide pour jouer un handicapé, c'est parce qu'il est plus “bancable”. Comment devenir “bancable” quand on ne nous propose rien? Je dis souvent que nous, on est des acteurs bancals», répond Adda Abdelli, coscénariste et acteur de la série Vestiaires.

Diffusée le samedi soir sur France 2, cette shortcom, qui met en scène des nageurs en situation de handicap, est l'une des rares productions de télévision française comportant un casting de personnes handicapées.

 

Adda Abdelli déplore les difficultés traversées par les interprètes de la série à la recherche d'un rôle: «Vestiaires, ça fait pratiquement dix ans qu'on fait ça. On n'a jamais explosé, on ne fait que cette série! Quand je vois des bandes-annonces, je me dis souvent “Pourquoi mes potes ne sont pas dedans?”». L'acteur rejoint Elena Chamorro: le fait qu'un valide puisse jouer un rôle de personnage handicapé ne devrait pas poser de problèmes… si les personnes en situation de handicap se voyaient proposer des rôles qui ne les réduisent pas à leur handicap.

«C'est un problème qu'on ne voit que ça et que dans l'autre sens, on nous propose uniquement de jouer l'handicapé. Une fois, j'ai même vu un réalisateur dire dans une émission qu'il n'y avait pas d'acteurs handicapés. Vous imaginez la violence?»

Malgré ce point commun, Elena Chamorro tient à préciser qu'elle n'est pas en accord avec le ton de la série: «Le problème avec Vestiaires est que la série colporte un humour oppressif qui ne fait que perpétuer les clichés validistes sur le handicap au lieu de les combattre.»

Se construire malgré l'invisibilisation

Le manque de représentation inquiète Adda Abdelli. Comment ne pas se sentir exclu quand on l'est sur le petit et le grand écran? «Imaginez un ado qui a du mal à gérer: il est nulle part, dans tout ce qu'il voit, réseaux sociaux, théâtre, télé, cinéma… Il se dit qu'il n'existe pas. C'est une négation pure et simple.»

Cette invisibilisation rend d'autant plus importante la justesse d'une représentation conforme à la réalité. «La représentation peut aider à se construire. Cependant, si cette dernière continue à alimenter clichés et préjugés, elle va plutôt porter préjudice aux personnes qu'elle est censée représenter», nuance Marina Carlos.

Face à ce constat, Adda Abdelli explique qu'il a très vite pris son rôle au sérieux, car de nombreux spectateurs s'identifient aux situations traversées par son personnage. Mais il a bien conscience des écueils liés à la représentation des personnes handicapées dans la création cinématographique: «Il faut sortir de ce schéma dans lequel soit on fait de la peine aux spectateurs, soit on est perçus comme des super-héros. Au milieu de ces deux extrêmes, il y a des handicapés. On peut jouer n'importe quel personnage, un paysan, un juge…»

L'acteur fait même un vœu: «J'aimerais, par exemple, voir un jour un avocat handicapé véreux. Mais parce qu'il est véreux, pas pour son handicap.»

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